Histoires de stades et de tribunaux

Justice

Riss, la fureur de vivre

(© - Alexandre Sarkissian).

Son témoignage était attendu. Au 6e jour du procès des attentats de Paris et Montrouge, Riss a parlé près d’une heure et demie. Le directeur de la rédaction et taulier de Charlie Hebdo est revenu mercredi sur les balles qui l’ont atteint ce 7 janvier 2015, détaillant le contexte historique et politique dans lequel son journal a été attaqué. Le caricaturiste a aussi défendu avec force le droit de vivre libre. Voici son audition dans sa quasi intégralité.

Laurent SOURISSEAU, « RISS », travaille depuis 1992 à Charlie Hebdo dont il est le directeur de la rédaction depuis 2009.

« Le journal a reparu en 1992, après l’expérience de la Grosse Bertha. Un des premiers papiers qu’on avait fait était sur les Maliens de Vincennes, les sans papiers. Puis on s’attaque au FN, incompatible pour nous avec les valeurs de la République. Dans ces années 1990, on caricature la religion, on est harcelé par des catholiques intégristes. On disait que nous étions des racistes anti catholiques. Devant la 17e (chambre correctionnelle de Paris), on a défendu cela pendant des années. Et on obtenait gain de cause.

En Algérie, on découvrait les horreurs du GIA (Groupe islamique armé), mais ça nous semblait loin tout ça. Nous, c’est la République, la laïcité, nous nous sentions préservés. On voulait à ce moment-là accueillir un intellectuel algérien. Il y a eu le débat sur le voile, on recevait des lettres, on avait une position un peu classique, républicaine.

Sans avoir vu les dessins, on a décidé de les publier

Riss, le 9 septembre 2020

Arrive 2006 et Cabu nous apprend que le directeur de France Soir avait été viré pour la  publication des caricatures de Mahomet, parues un peu plus tôt dans le journal suédois. Sans avoir vu les dessins, on a décidé de les publier. Très vite, on a vu une tournure des choses qui nous a étonnés. Ça révélait une espèce de frilosité et de peur que l’on n’avait pas vu venir. Une fracture s’est révélée. Le journal se portait très bien financièrement. On ne faisait pas ça pour de l’argent. Cabu (1) a été un peu protégé, Val un peu plus longtemps. Avec le temps, on se disait que ça allait se calmer.

On a été poursuivi par la grande mosquée de Paris, on nous reprochait un racisme anti musulman, comme les cathos l’avaient fait avant. On a été soutenu, il faut le dire, mais cela a accentué le clivage. La fracture s’est creusée un peu plus. 

En 2011, c’est la révolution arabe, on disait que la charia allait s’installer en Syrie ou ailleurs. On a caricaturé un Mahomet plutôt sympa. Ce qu’on veut, c’est dessiner tranquillement, sans rien provoquer. Et Charb m’appelle un jour à 5h du matin, le journal a brûlé (incendié par un cocktail Molotov dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011). On a été relogé. Et il a fallu se faire à la protection. De quoi devions-nous nous protéger ? De nous ? Du journal ? Notre travail ? Une rédaction ça vit. Comment être ouvert au monde alors qu’on est enfermé avec des gardes partout ?

Automne 2012, Charb sort un livre avec Zineb El Rhazoui  « La vie de Mahomet en BD ». Il ne s’est rien passé, aucune protestation, on se dit que les choses se sont calmées. Début 2013 ma protection cesse ainsi que celle de Luz. Seul Charb était protégé. Une revue d’Al Qaida l’avait placé sur une liste de 20 personnes à éliminer. La menace était précise. Il craignait d’être attaqué chez lui. Il a fait une demande de port d’armes, jamais acceptée.

Eté 2014, on déménage rue Appert. Dès que quelque chose nous inquiétait, on signalait à la police. Pas de faits inquiétants, même s’il y avait toujours bien sûr des courriers. Un camion avait été placé en bas de l’immeuble puis enlevé (Riss a indiqué ne pas en connaître la raison). J’avais posé la question à Charb « Pourquoi tu gardes ta protection, ça ne sert plus à rien maintenant, non ? ». Le climat était celui-là, c’est pourquoi on a été stupéfait par la violence de l’attaque. »

7 JANVIER 2015

« On entend deux claquements, j’ai pensé à un matériel qu’on venait d’acheter et qui était défectueux, et on a vu Franck (Brinsolaro, le garde du corps de Charb) se lever et pointer son arme vers une des portes. C’était la première fois en quatre ans que l’on voyait un OS (officier de sécurité) sortir son arme. On s’est levé simultanément.

D’une deuxième porte est apparu cet homme tout en noir, cagoulé, il tenait la porte de la main droite et de la gauche l’arme en position semi basse. Il a regardé les gens, je l’ai regardé, je me suis dit il est peut-être surpris qu’il y ait autant de monde dans la pièce.

Je vais mourir dans mon journal

Instinctivement, je me suis jeté au sol mais j’allais au sol à deux mètres de lui, la tête sous le bureau de Charb. A partir de là je n’ai plus rien vu, il n’avait pas encore tiré. Là, les tirs ont commencé, un bruit énorme dans la pièce. J’entends « pas les femmes, pas les femmes », il devait s’adresser à quelqu’un d’autre, et les tirs reprennent, c’est la fin de ma vie, j’attends mon tour. On se demande parfois comment on va mourir, dan son lit, un accident, ou subitement, là j’avais ma réponse, je vais mourir dans mon journal….

Les tirs continuent, je me demande si je vais prendre une balle dans la tête, je comptais les secondes car chacune qui passait devenait précieuse, et je reçois un coup dans le dos. J’ai cru que j’avais été touché par plusieurs balles mais non une seule. C’est comme un coup de fourche qui entre dans votre corps et qui traverse tout. J’ai arrêté de respirer. S’il voit mon torse bouger il va en remettre une couche mais les tirs continuaient, puis se sont un peu estompés.

La même voix dit quelque chose, j’ai compris Yemen. La voix revient et dit « Où est Charb ? ». Il y a eu deux trois coups de feu encore et je ne veux pas savoir pour qui, les derniers et plus un bruit, un silence terrifiant, total. Je ne savais pas s’ils étaient encore là. Je ne bougeais pas d’un millimètre sans indice sonore, et on entend une nouvelle fusillade, plus lointaine. Peut-être des complices à l’extérieur, on ne savait pas combien ils étaient, c’était très confus.

Les tirs deviennent plus espacés, au lointain encore quelques tirs et ce sont les derniers que l’on a entendus. Je ne savais pas s’il fallait que je bouge ou pas. Puis j’ai entendu des voix que je connaissais, celle de Sigolene Vinson, à voix basse, ça murmurait, je me suis retourné, j’ai pivoté sur l’épaule valide, j’étais sur le dos, ma seule vision était le plafond, je ne voyais pas au niveau du sol.

Avec mes pieds j’ai tiré la chaise où était assis Charb, j’ai mis mes pieds dessus, Sigolene pleurait, je lui disais d’appeler les secours. J’étais convaincu que personne n’était au courant de ce qui s’était passé. Et non, finalement.

Coco est venue me voir, elle a fait ce qu’elle a pu. Fabrice Nicolino appelait à l’aide, et ces secours qui n’arrivaient pas. Et les autres ? Pourquoi ils ne disaient rien ? Et j’ai dû me résoudre à cette conclusion, ils étaient tous morts. C’était leur silence, il ne fallait pas le troubler, on murmurait.

Patrick Pelloux a surgi, il s’est penché vers Charb, puis il est ressorti. Un pompier est arrivé, je tapotais sur le bureau de Charb pour dire que j’étais vivant, il m’a soulevé et m’a aidé à me mettre sur mes jambes. J’étais face au bureau de Charb, je ne voulais pas voir, j’avais compris. Je ne voulais pas les voir comme ça, juste avant, je les avais vus vivants mais je ne pouvais pas éviter de voir Charb, je l’ai enjambé…

SEQUELLES 

« Il fallait que les plaies se referment puis que les os se ressoudent, c’était des fractures. Fin février 2015, j’ai commencé la rééducation, je passais la semaine, du lundi au vendredi avec des exercices du matin au soir. Je ne savais pas ce que j’allais récupérer. Je peux utiliser mon bras droit mais je fatigue vite.

Le lendemain, quand on se rend compte qu’on est vivant, on se dit qu’il n’y a pas que son compte personnel, c’est collectif. On pense aux autres. Et puis ça pose un vrai problème politique, c’est la première fois qu’un journal est attaqué par un attentat terroriste. Un journal va-t-il disparaître à cause du terrorisme dans un état comme la France ? Donc, il y a une responsabilité. Il fallait continuer, non pas uniquement pour leur mémoire, c’était un tournant politique, cela s’imposait, que ça nous plaise ou non. Allions-nous prendre la bonne décision après tout ce que nous avions défendu ? La situation était catastrophique, le traumatisme était important.

« On n’était pas totalement détruit »

Mi-février, j’ai demandé « Qui veut refaire le journal ? Qui en est capable ? ». A ma surprise, une très grande majorité a dit oui. Il y avait cette dimension politique, mais aussi le moyen d’avoir un objectif, de se valoriser. C’est terrible de ne plus rien faire.

Quand on l’a relancé, tout le monde a peu à peu retrouvé sa place. La confiance est revenue, on n’était pas totalement détruit, on était encore capable d’écrire, de faire des dessins.

QUESTIONS DE RICHARD MALKA (avocat de Charlie Hebdo)

« Le tueur avait une silhouette que l’on voyait dans les vidéos de Daech ou d’AQ, non je n’ai pas douté sur les raisons de l’attaque. C’était un acte d’intolérance religieuse dont nous avons été les victimes.

La Une de Cabu (2006), c’est le mobile du crime, dit Malka. Le dessin est projeté à l’écran.

« Avec ces dessins, il ne faut pas faire d’amalgame, bien sûr que l’on a le droit de croire. A l’époque de cette Une, on critique les intégristes et c’est pour ça que l’on met le mot sur la Une. Il faut tout lire pour comprendre la phrase…. Publier ces caricatures, c’est d’abord pour une mission d’information. Au lecteur de juger si ces dessins étaient offensants ou pas. Quand on les voit, ce n’est pas vraiment méchant. »

Ce que je regrette c’est de voir les gens si peu combattifs pour défendre la liberté

Trois jours après l’incendie de novembre 2011, une pétition d’intellectuels appelle à ne pas soutenir Charlie, rappelle Malka.

« Ça prend une dimension nouvelle, il y a une vraie offensive idéologique autour d’un islam politique. C’est un révélateur d’un problème de fond très grave et ce n’est pas un problème de caricatures. »

« Est-ce que vous ne regrettez pas ces caricatures ? » Est-ce que ça valait la peine ?

« La question c’est « Voulons-nous vivre libre ? » Je ne veux pas être soumis. Ce que je regrette c’est de voir les gens si peu combattifs pour défendre la liberté. Si on ne se bat pas pour ça, on vit comme un esclave devant une idéologie mortifère. »

« Charlie c’était un carrefour de gens aux parcours très différents, aux opinions différentes mais traversés par les mêmes questions, les mêmes doutes, des affinités qui faisaient que l’on se retrouvait ensemble. On ressentait la même chose. Une communauté de sensibilité. L’humour comme clé de voute, dénominateur du journal. Tout le monde aime à un moment rire. »

« Du jour au lendemain, ils ne sont plus là. Je me suis senti tronçonné en deux, dépossédé d’une partie de moi même après l’attentat. Il y a une gêne de vivre alors qu’eux ne vivent plus mais je ne me sens pas coupable… Je me dis, Charb aurait pensé ça, Cabu aurait pensé ceci, Wolinski ça, iIs sont toujours à mes cotés. »

Avec ma femme, nous avions un projet d’adoption. On nous a dit qu’on ne l’accorderait jamais à des gens sous protection. Aujourd’hui, je suis comme assigné à résidence, je ne sors jamais seul. Je ne reçois personne. »

1 : Charlie publie les caricatures dans un numéro du 8 février 2006 dont la une est signée Cabu. On y voit Mahomet désespéré, en pleurs, avoir ces mots pour les intégristes : « C’est dur d’être aimé par des cons. »