Histoires de stades et de tribunaux

Justice

Attentats de janvier 2015 : « J’ai chaud, j’ai froid, j’vais crever. »

(© - Alexandre Sarkissian).

Frédéric Boisseau, première victime des terroristes, est mort dans les bras de son collègue. Jérémy est venu témoigner mardi à la barre, au cinquième jour du procès, en relatant avec minutie l’effroyable matinée du 7 janvier 2015. Et un aplomb déroutant.

Il aurait pu s’effondrer en larmes. Revivant cette effroyable matinée du 7 janvier 2015, racontant avec précision les heures d’angoisse et de terreur, Jérémy a réussi à tenir le coup à la barre, retenant peut-être inconsciemment un véritable traumatisme, celui d’avoir accompagné Frédéric Boisseau dans les derniers moments de sa vie tout en pensant très fort que son tour était aussi venu.

Il est difficile de croire que l’on ne sort pas indemne après avoir serré dans ses bras un collègue devenu  ami qui vient de recevoir une balle de kalachnikov. Frédéric Boisseau, Jérémy et un autre collègue effectuent ce mercredi 7 janvier 2015 des repérages techniques dans le cadre d’un entretien de chauffage dans l’immeuble aux trois entrées (6, 8 et 10) de la rue Nicolas Appert. Arrivés dans la loge du gardien au rez-de-chaussée, Jérémy et Frédéric s’installent devant l’ordinateur pour paramétrer les badges quand la porte s’ouvre en grand.

L’odeur du sang avait remplacé l’odeur de la poudre

« On n’a pas eu le temps de quoi que ce soit, on a entendu crier  » Charlie  » et le coup est partit tout de suite dans notre direction. Une balle. Je n’ai pas vu tout te suite que Fredo avait été touché, il y a fait cette fumée, l’odeur et mon oreille qui sifflait après le bruit énorme de la détonation », se souvient parfaitement le salarié de la société de maintenance comme s’il revivait la scène. Les terroristes reposent la question : « C’est où Charlie ? » Jérémy ne peut répondre. Il ne sait pas que la rédaction du journal se trouve dans l’immeuble où il intervient.

Quand Cherif Kouachi comprend qu’il n’obtiendra pas de Jérémy le renseignement, il abaisse son fusil. Saïd, lui, garde le sien en alerte pour surveiller l’entrée. « Il balayait son arme de droite à gauche, poursuit Jérémy. Et ls sont sortis. » Frédéric Boisseau lui dit qu’il a été atteint. « L’odeur du sang avait remplacé l’odeur de la poudre. Fredo approchait les 120 kg mais l’impact de la balle l’a projeté contre le mur. »

Jérémy essaie de faire ce qu’il peut, « des points de compression » pour arrêter l’hémorragie. La blessure est trop importante. « J’avais les mains pleines de sang, je n’arrivais pas à déverrouiller le téléphone. » Le troisième collègue présent ce jour-là appelle les secours. Agenouillé devant Frédéric Boisseau dans l’état de terreur que l’on devine aisément, Jérémy voit les  terroristes repasser dans son dos. « Il y a une personne de plus avec eux (Coco, la dessinatrice de Charlie, ndlr). Je parlais à Fredo, ça me rassurait. »

Jérémy traîne ensuite dans les toilettes exiguës de la loge son collègue qui n’arrête pas de perdre son sang. « J’ai chaud, j’ai froid, j’vais crever », me dit-il. Il y avait tellement de sang que ça caillait et puis l’odeur… » Il tente de joindre la police mais tombe sur un message d’attente avant les coups de feu, ceux de la tuerie du journal, et puis « un silence total, angoissant. Fredo me dit « Dis à mes enfants que je les aime ». Il regarde vers le haut, se fige, et je comprends qu’il est parti mais j’y croyais encore. »

Une porte s’ouvre : « C’est un carnage ! ». Les pompiers montent à la rédaction de Charlie Hebdo. Les secours ont fait le maximum pour Frédéric Boisseau. Jérémy reste seul avec son ami. Il range ses affaires personnelles dans un sac avant qu’on ne l’évacue en face, dans le théâtre. Un peu plus tôt, ce mercredi s’annonçait joyeux.

Après quelques temps de séparation professionnelle, Frédéric Boisseau et Jérémy travaillaient à nouveau dans la même équipe. « Le 7 janvier, c’était le premier jour de nos retrouvailles. On s’était levé avec le sourire », confie Jérémy dont le témoignage fut ce mardi aussi intense que saisissant. 

Les terroristes, « ces salopards »

Il n’a pas oublié non plus les médias. Il leur en a voulu : « Fredo n’a pas été cité, premier tué, dernier enterré. Quelle est la hiérarchie ? Toutes les victimes se valent. » Pour les terroristes, « ces salopards », il ressent de la haine, « Quel livre saint dit de tuer son prochain ? »

Depuis plus de cinq ans et demi, Jérémy a appris à relativiser et il a estimé important son témoignage à la barre pour honorer la mémoire de Frédéric Boisseau, pour que les gens sachent ce qu’il s’est passé ce jour-là. Et plus personnellement ? « Je n’ai pas le droit de me plaindre, je suis en vie. Elle est belle la vie quand même. Elle continue. »